Machines à cafés ou lave-vaisselles ultra sophistiqués, voitures qui se garent (et bientôt conduisent) toutes seules, le progrès technologique rend l’automatisation omniprésente dans nos vies quotidiennes. Cependant, qu’en est-il de l’expérience utilisateur ? L’automatisation nuit-elle à l’UX ? C’est ce qu’ont tenté de démontrer Marc Hassenzahl et Holger Klapperich de l’Université de Folwang (Allemagne) en réalisant une étude sur l’expérience de faire du café. Leur but avoué ? Nous sensibiliser aux coûts expérientiels de l’automatisation et nous proposer des alternatives au « tout automatique ». J’ai assisté à la présentation de cette étude l’an passé lors de la conférence NordiCHI’2014 en Finlande et les débats ont été passionnants. Voici donc un résumé de l’étude et de ses principaux résultats.
Dans leur article intitulé « Convenient, Clean, and Efficient? The Experiential Costs of Everyday Automation » (Pratique, propre et efficace ? Les coûts expérientiels de l’automatisation quotidienne), les auteurs présentent les résultats d’une expérimentation comparant l’expérience de faire du café avec une machine automatique de type Senseo, à celle de faire du café avec une cafetière italienne. La comparaison semble simpliste et binaire : automatique vs. manuel. Mais la discussion des résultats est justement orientée vers la nuance.
La majorité des activités humaines étant « médiées » par la technologie, le propos ici n’est pas de remettre en question l’automatisation, mais plutôt d’explorer différents degrés d’automatisation et leur impact sur l’UX. Si on adopte une perspective de design, il est indispensable de comprendre l’impact d’une configuration technologique particulière sur l’expérience d’une activité. La question de recherche est la suivante : l’automatisation impacte-elle l’expérience utilisateur ? Si oui, de quelle manière ? En comprenant comment l’automatisation impacte l’expérience, nous serons alors en mesure de mieux concevoir l’automatisation dans la vie quotidienne, afin de créer de meilleures expériences.
L’expérimentation : Senseo vs. cafetière italienne
Les auteurs ont choisi l’exemple de la machine à café pour tester sur hypothèse sur l’automatisation car elle illustre bien l’automatisation dans la vie de tous les jours, et représente une activité routinière, mais ancienne et ancrée dans de nombreuses cultures. On trouve également une grande variété à la fois dans les pratiques et dans les technologies existantes.
Pour les besoins de l’expérience, vingt participants (entre 20 et 47 ans) ont été invités à faire du café, de deux manières différentes : en utilisant une machine automatique de type Senseo, ou de façon « manuelle » en utilisant une cafetière italienne. Pour ceux d’entre vous qui n’ont jamais utilisé de cafetière italienne, voici une vidéo qui vous montre à quoi ressemble la manoeuvre : https://www.youtube.com/watch?v=UD4b4FXPWII. L’expérience a été menée dans une vraie cuisine afin de recréer un contexte d’utilisation réaliste. L’ordre des conditions a été contre balancé, de manière à ce que la moitié des participants utilisent d’abord la cafetière Senseo puis la cafetière italienne, l’autre moitié utilisant d’abord la cafetière italienne puis la Senseo.
- Pour la Senseo, les participants devaient : remplir le réservoir d’eau, insérer une dosette, appuyer sur le bouton On, placer la tasse dans la machine, faire du café, éteindre la cafetière, jeter la dosette usagée, et nettoyer si nécessaire.
- Pour la cafetière italienne, les participants devaient : mettre des grains de café dans un moulin à café manuel, moudre les grains, mettre la poudre obtenue dans le filtre de la cafetière, ajouter de l’eau, assembler la cafetière, allumer la gazinière, faire du café, éteindre la gazinière, jeter le café usagé et nettoyer si nécessaire.
Après chaque préparation, les participants été invités à remplir deux questionnaires et répondre à un court entretien sur les moments les plus positifs et négatifs du processus de préparation. Les questionnaires étaient centrés sur les affects (PANAS scale) et l’épanouissement des besoins UX (les mêmes que ceux de mes UX cards : https://uxmind.eu/portfolio/ux-design-and-evaluation-cards/).
Les résultats
Les moments positifs : Globalement, les moments positifs étaient plus diversifiés et plus orientés sur le process dans la condition manuelle. Alors que les participants de la condition automatique étaient focalisés sur le café en lui-même (donc le résultat), les participants utilisant la cafetière italienne ont appréciés certaines parties du process (moudre les grains par exemple), grâce à la stimulation des sens (l’odeur du café et le toucher). Ils se sont également sentis plus en contrôle du process et plus compétents, avec un rôle plus actif. La cafetière italienne requérant plus d’étapes et de savoir-faire, faire du café a été vécu par certains comme un petit succès. A l’inverse, dans la condition automatique, les participants n’ont que très peu évoqués le process et uniquement de manière détachée, comme quelque chose de « propre, pratique et efficace ».
Les moments négatifs : les moments négatifs diffèrent également entre les deux conditions. Mise à part des problèmes d’utilisabilité mineurs, peu de moments négatifs ont été reportés avec la Senseo. Cependant, cela n’implique pas que l’expérience ait été perçue comme positive. En fait, de nombreux participants se sont plaints de l’attente, chose qu’ils n’ont pas mentionné pour la cafetière italienne, malgré une durée 3x plus longue du process. Bien que plus rapide, l’automatisation transforme donc un process court en période négative d’attente. La Senseo vous décharge d’une activité, mais elle nécessite tout de même une interaction. Du coup, les personnes deviennent beaucoup plus sensibles à l’attente et à la progression du processus en lui-même. De plus, les interactions sont plus détachées et perçues comme inesthétiques. Evidemment, des moments négatifs ont aussi été reportés pour la condition manuelle : certaines parts du process sont perçues comme désagréables, comme moudre manuellement les grains ou jeter la poudre à café mouillée. Ce sont d’ailleurs deux bons exemples des challenges posés par une conception expérientielle de l’automatisation : la dosette de café est une solution au problème de la manipulation, mais avec un coût expérientiel puisqu’elle ôte aux utilisateurs une source de stimulation (l’odeur et le toucher de la poudre de café moulue). Idem pour le fait de moudre, qui constitue un effort physique, mais qui a été rapporté par de nombreux participants comme un moment positif du process.
Le challenge de design ici est d’explorer des moyens de concevoir ces interactions de manière à ce que les moments négatifs soient réduits tandis que les moments positifs soient accentués. Notons aussi que la condition manuelle montre aussi le côté sombre de l’expérience de compétence. En effet, il est possible de rater et de faire du mauvais café ! Les concepteurs de ce type de technologies évitent donc de confronter les utilisateurs avec des activités qui demandent des efforts. Mais l’étude de Hassenzahl et Klapperich montre l’échec a souvent été bien accepté, et vu comme un pas vers l’apprentissage d’une compétence nouvelle.
Des recommandations pour une conception plus expérientielle
L’automatisation est pratique et efficace, elle permet d’économiser du temps qui sera utilisé pour d’autres activités. Malheureusement, elle ôte à l’activité son potentiel expérientiel. Faire du café manuellement ou à l’aide d’une cafetière automatique modifie considérablement l’expérience utilisateur. L’automatisation focalise les gens sur le résultat, et non sur le process, qui perd son sens et devient une période d’attente précédent la consommation. Ce n’est pas nécessairement négatif, mais cela transforme une activité potentiellement intense au niveau expérientiel, en une activité « plate », sans intérêt. Voilà les coûts de l’automatisation du quotidien : l’appauvrissement de l’UX. Au-delà de l’exemple du café, l’idée est la même pour de nombreuses technologies quotidiennes et les voitures automatiques de Google ne manqueront pas d’appauvrir l’agréable expérience de la conduite automobile ! Conséquence de cet appauvrissement de l’UX : la perception de l’objet change pour ne devenir qu’un outil utile.
Selon les auteurs, le bien-être est une conséquence d’un engagement conscience dans la vie quotidienne. Plutôt que d’automatiser toutes les activités quotidiennes pour avoir plus de temps libre, ils préconisent plutôt de rendre les activités quotidiennes plus expérientielles, plus riches. Pour cela, il est nécessaire de bien comprendre les principes du design d’expérience, notamment des concepts d’épanouissement des besoins.
Concrètement, il ne s’agit pas uniquement de supprimer les moments négatifs en les confiant à la machine, car parfois cela supprimera également une source potentiel de plaisir. Il s’agit ici d’analyser en profondeur les moments positifs, négatifs mais aussi leurs interrelations. Les ergonomes retrouveront ici peut être avec joie la notion d’analyse de l’activité ! Le but n’est donc pas de supprimer l’automatisation, mais de nuancer le degré d’automatisation pour redonner sens et qualité UX à une activité tout en conservant l’efficacité et la praticité. Vous connaissiez les 50 nuances de Grey ? Appliquez dès à présent les 50 nuances UX de l’automatisation !
Et pour conclure, voici l’exemple du « Coffee Shaker » proposé par l’équipe de l’Université de Folkwang (Severin Luy) comme une alternative plus UX à la machine à café ! http://vimeo.com/39050532. Des idées pour rendre mon lave-vaisselle plus expérientiel ?
Références
Hassenzahl, M. and Klapperich, H. (2014). Convenient, Clean, and Efficient? The Experiential Costs of Everyday Automation. Proceedings of the NordiCHI 2014 conference, ACM Press.