10 heuristiques pour une UX optimale de Colombo et Pasch

Parmi les méthodes d’évaluation en IHM, les méthodes d’inspection consistent en l’inspection de l’interface par un ou plusieurs évaluateurs. Développées dans les 1990’s par Jakob Nielsen en tant que méthodes de « discount usability », les méthodes d’inspection sont décrites comme peu coûteuses, rapides et simple à mettre en œuvre. L’évaluation heuristique est l’une des méthodes d’inspection les plus connues et utilisées depuis plus de 30 ans. Pour réaliser une évaluation heuristique, un petit groupe d’évaluateurs examine l’interface et juge de sa compliance avec des principes d’utilisabilité connus, appelés les « heuristiques d’utilisabilité ». Les heuristiques d’utilisabilité les plus connues sont les 10 heuristiques de Jakob Nielsen au niveau international et les critères ergonomiques de Bastien & Scapin au niveau francophone.

De nombreuses limites de l’évaluation heuristique ont été soulignées. Ainsi, les résultats souffrent de variabilité liée aux experts qui réalisent l’évaluation (différents évaluateurs vont trouver différents problèmes pour la même interface) ou de la surestimation fréquente du nombre de problèmes réels, appelés « fausses alertes ». L’évaluation heuristique a été vivement critiquée pour sa faible validité et sa fiabilité limitée, il est donc recommandé de l’utiliser en combinaison avec d’autres méthodes centrées-utilisateur, tels que les tests utilisateurs.

Il est intéressant de noter que des recherches ont montré qu’un nombre considérable de problèmes identifiés par un évaluateur expert sont en fait basés sur son expertise et son jugement personnel plutôt que sur l’ensemble d’heuristiques utilisés pour évaluer le système. Le terme d’évaluation « experte » serait donc à préférer à celui d’évaluation « heuristique ». L’évaluation experte désigne une évaluation moins formelle où un expert base son rapport non uniquement sur des heuristiques, mais plutôt sur sa connaissance des tâches utilisateur, de guidelines et standards en IHM et sur son expérience personnelle.

L’évaluation heuristique au-delà de l’utilisabilité

Suivant les évolutions du champ des IHM, plusieurs ensembles d’heuristiques ont été développés pour évaluer des dimensions spécifiques de l’interaction allant au-delà de l’utilisabilité. Nous pouvons mentionner des heuristiques pour les interactions humain-environnement dans les mondes virtuels (Bach, 2004), des heuristiques de l’expérience d’apprentissage ou de l’activité sociale (Malinen & Ojala, 2011) ou encore des heuristiques spécifiques aux jeux vidéos (Korhonen & Koivisto, 2006).

Concernant l’expérience utilisateur, peu d’heuristiques UX existent à l’heure actuelle. La raison est sûrement à rechercher dans la subjectivité et la complexité de l’UX, qui peine à se résumer en 10 ou 15 principes de base à respecter ! Prenons l’exemple des heuristiques UX de Väänänen-Vainio-Mattila & Wäljas développées en 2009 pour évaluer les services Web 2.0.  Leur set initial était composé de 7 heuristiques avec dès le départ une seule heuristique liée aux aspects subjectifs ou hédoniques de l’UX. Cette unique heuristique ayant été supprimée dans la version révisée de leur set, le champ de l’évaluation via cet outil reste ainsi restreint à des problèmes principalement pragmatiques, et s’éloigne donc de la nature de l’UX.

En ce qui concerne les heuristiques UX « génériques », au niveau de la recherche seuls Arhippainen (2013) et Colombo & Pasch (2012) se sont essayés à l’exercice. Dans les deux cas, les heuristiques ont été publiées sous forme d’article court dans des conférences et n’ont pas fait l’objet d’études de validation : il faut donc rester prudent sur la validité de ces outils. Colombo & Pasch soulignent dans leur article les limites de la méthode d’évaluation heuristique, mais ils justifient leur approche par les avantages apportés par cette méthode discount dans des contextes où les ressources ne permettent pas d’impliquer les utilisateurs.

Notre motivation à proposer des heuristiques UX vient de notre expérience. Nous avons tous les deux travaillé dans de petites sociétés de design et avons souvent vu à quel point le prérequis d’impliquer des utilisateurs était négligé, et ce pour un certain nombre de raisons, souvent par contrainte de temps ou de budget. C’est pourquoi nous pensons que la revendication de “discount usability” a tout de même du mérite : bien que l’évaluation heuristique ne soit pas la meilleure méthodologie d’utilisabilité à utiliser, c’est toujours mieux que de n’en utiliser aucune. Notre liste d’heuristiques est conçue comme un moyen économe en ressources pour garantir la bonne UX d’un produit quand le temps et l’argent sont rares. – Colombo & Pasch (2012)

A noter qu’à part l’évaluation heuristique, les méthodes d’évaluation de l’UX basées uniquement sur un savoir expert sont rares. Sur les 96 méthodes d’évaluation UX collectées par Vermeeren et al (http://allaboutux.com), seules 7 méthodes sont des méthodes purement « expertes ».

Les 10 heuristiques pour une UX optimale de Colombo & Pasch

Les 10 heuristiques de Colombo & Pasch (2012) (Université de la Suisse Italienne, Lugano) sont dérivées de la théorie du flow, appliquée aux Interactions Homme-Machine. La théorie du flow est une théorie psychologique développée par Mihaly Csikszentmihaly, qui ne concerne pas initialement le domaine des IHM. Le flow est décrit comme une expérience optimale.

L’article d’origine est en anglais (sous le titre Ten Heuristics for an optimal User Experience), je vous propose donc une traduction libre des heuristiques. Selon les auteurs, cette liste d’heuristiques UX peut être utilisée pour la conception ou l’évaluation de systèmes interactifs. Les 9 premières heuristiques renvoient directement aux 9 composantes du flow, tandis que la dernière (innovation conservative) provient d’une autre observation de Csikszentmihaly.

  1. Objectifs clairs
  2. Feedback approprié
  3. Attention focalisée
  4. Transparence ergonomique
  5. Appropriation technologique
  6. Equilibre entre challenges et compétence
  7. Contrôle potentiel
  8. Suivre le rythme
  9. Connaître les motivations des utilisateurs
  10. Innovation conservatrice

1 – Objectifs clairs (Clear objectives)

L’objectif du système doit être clair. Le système doit satisfaire, ou même mieux dépasser, les attentes des utilisateurs.

  • 1a) Le système doit être conçu avec les bonnes affordances afin d’informer explicitement les utilisateurs de son ou ses usages
  • 1b) Le système doit être fonctionnel, c’est-à-dire qu’il doit remplir les objectifs mis en avant par les affordances et répondre aux attentes des utilisateurs
  • 1c) Des fonctionnalités supplémentaires (autres que celles de base) sont les bienvenues, encore mieux si elles prévoient des utilisations alternatives du système: dépasser les attentes des utilisateurs est souvent un facteur prédictif d’une bonne expérience utilisateur

2 – Feedback approprié (Appropriate feedback)

L’interaction entre l’utilisateur et le système doit être maintenue à travers un feedback régulier (pour maintenir l’interaction), rapide (pour augmenter la conscience) et non intrusif (pour ne pas interférer avec l’expérience).

  • 2a) Le système doit fournir un feedback régulier et rapide
  • 2b) Le feedback doit être le moins importun possible
  • 2c) Le caractère “envahissant” du feedback doit être proportionnel au niveau de priorité de l’information donnée (pour établir une sorte de hiérarchie).

3 – Attention focalisée (Focused concentration)

Le système doit être simple et intuitif à utiliser. Il doit faciliter la concentration de l’utilisateur sur la tâche en cours en lui donnant du feedback significatif et en évitant les distractions non pertinentes.

  • 3a) Le système doit être utilisable
  • 3b) Le système doit fournir du feedback pertinent et significatif pour la tâche à accomplir
  • 3c) Le système doit éviter les distractions, c’est-à-dire les stimuli non pertinents pour la tâche à accomplir.

4 – Transparence ergonomique (Ergonomical transparency)

Le système doit pratiquement disparaître, être transparent pendant l’usage afin de permettre aux utilisateurs de se focaliser sur l’activité et d’être engagés dans l’expérience.

  • 4a) Le système doit être ergonomique, il doit être adapté aux compétences des utilisateurs et à leurs buts
  • 4b) Le comportement du système doit être cohérent et prévisible
  • 4c) Le système doit être conçu avec une intégrité esthétique, il doit être visuellement attrayant et les principes communs de design doivent être suivis; il doit également fournir un flux gracieux, c’est-à-dire que l’interaction entre les utilisateurs et le système doit être fluide.

5 – Appropriation technologique (Technology appropriation)

Les utilisateurs doivent pouvoir personnaliser et manipuler le système selon leurs particularités et leurs préférences. Ils doivent se sentir familiers avec le système, comme si ce dernier avait été conçu spécifiquement pour eux.

  • 5a) Le système doit être, dans une certaine mesure, personnalisable et manipulable par les utilisateurs à la fois dans son apparence et ses fonctionnalités;
  • 5b) Le processus de personnalisation doit être facilement accessible, et avoir un résultat prévisible
  • 5c) Fournir aux utilisateurs des choix multiples pour interagir avec le système (faire la même activité de différentes façons)

6 – Equilibre entre challenges et compétence (Challenges/skills balance)

Le système doit s’adapter à l’utilisateur dans le sens où il doit être conçu pour fournir, de manière dynamique, des challenges adéquats à la fois pour les utilisateurs novices, moyens et expérimentés.

  • 6a) Le système doit avoir une courbe d’apprentissage raide pour aider les utilisateurs novices
  • 6b) Le système doit encourager les utilisateurs à explorer et à découvrir toutes les caractéristiques et possibilités d’interaction
  • 6c) Le système doit fournir des fonctionnalités avancées ou des fonctions supplémentaires (par exemple, des accélérateurs, macros, réglages avancés, etc) et les rendre accessibles pour les utilisateurs intermédiaires / avancés.

7 – Contrôle potentiel (Potential control)

Le système doit donner le sentiment aux utilisateurs d’être libres de toutes contraintes, et, en même temps, d’être en contrôle de l’expérience.

  • 7a) Le système doit aider les utilisateurs à améliorer leurs compétences et à réduire la marge d’erreur dans la réalisation de leur activité
  • 7b) Le système ne doit pas donner l’impression aux utilisateurs d’être piégés. Éviter (autant que possible) de contraindre les actions des utilisateurs, leur fournir des stratégies de repli et rendre les actions facilement réversibles
  • 7c) Les utilisateurs doivent toujours être autorisés à activer ou désactiver les processus automatiques ou aides du système.

8 – Suivre le rythme (Follow the rhythm)

Le rythme du système doit s’adapter à l’utilisateur et au rythme de l’expérience.

  • 8a) Le rythme du système doit être adapté à l’activité pour laquelle il a été conçu;
  • 8b) L’expérience ne doit pas être interrompu par le système, mais les utilisateurs doivent être autorisés à suspendre l’interaction et à la redémarrer à partir de leur dernière action;
  • 8c) Les utilisateurs doivent avoir la possibilité d’accélérer ou ralentir le rythme de l’interaction.

9 – Connaître les motivations des utilisateurs (Know the user’s motivations)

Le système doit aider les utilisateurs à satisfaire leurs motivations au-delà de son usage, et à satisfaire leurs besoins psychologiques fondamentaux.

  • 9a) Le système doit être conçu en observant les utilisateurs finaux et l’activité qu’ils cherchent à accomplir, ce qui signifie que vous devez connaître vos utilisateurs d’abord
  • 9b) Cependant, connaître tous les types d’utilisateurs et d’activités possibles est impossible, c’est pourquoi le système doit être flexible et s’adapter à des utilisateurs variés, des activités variées et dans des contextes divers
  • 9c) Quand c’est possible, le système doit aider les utilisateurs à satisfaire les trois besoins psychologiques fondamentaux (au sens large) : le besoin de compétence, le besoin d’autonomie et le besoin de relationnel.

10 – Innovation conservatrice (Conservative innovation)

Le système doit être innovant (et conservateur à la fois).

  • 10a) Le système doit fournir un certain degré de nouveauté et de variété aux utilisateurs;
  • 10b) Le système doit être le résultat d’un compromis entre innovation et tradition, où la tradition désigne la compatibilité avec les systèmes connus et la conformité aux normes et standards;
  • 10c) Le système doit assurer l’interopérabilité pour s’intégrer facilement au contexte existant.

Avantages des heuristiques UX de Colombo & Pasch

  • Méthode discount en temps et en argent
  • Méthode basée sur une théorie psychologique (flow) solide
  • Les heuristiques peuvent être utilisées à la fois comme support de conception et d’évaluation

Inconvénients

  • Non exhaustivité des dimensions couvertes par ces heuristiques
  • Les heuristiques sont formulées de manière plutôt vague, elles ne donnent pas de recommandations précises
  • Les auteurs ne fournissent aucune grille d’évaluation ni critères d’évaluation. L’article d’origine donne un exemple pour chaque heuristique mais celui-ci n’est pas toujours très parlant.

Conseils pratiques

  • Dans la mesure du possible, toujours impliquer les utilisateurs dans la conception et l’évaluation ! Dans ce cas, les heuristiques peuvent être utilisées comme support de conception ou comme une étape d’évaluation préliminaire avant des tests utilisateurs.
  • Se servir des heuristiques uniquement comme d’un support d’évaluation, tout en reconnaissant qu’elles ne sont pas exhaustives
  • Préférer une évaluation experte (basée sur plusieurs ensemble d’heuristiques et sur votre expertise) à une évaluation heuristique à proprement parler
  • Combiner ces heuristiques UX avec d’autres heuristiques, critères ou guidelines (nous verrons prochainement 10 autres heuristiques proposées par Arhippainen).

Références

  • Colombo, L. and Pasch, M. (2012). 10 Heuristics for an Optimal User Experience. Proceedings of the CHI’2012 Altchi. ACM Press.
  • Csikszentmihalyi, M. (1990). Flow – The Psychology of Optimal Experience. Steps Toward Enhancing the Quality of Life. New York, Harper Perennial.
  • Cockton, G. and Woolrych, A.(2001). Understanding inspection methods: lessons from an assessment of heuristic evaluation. In: A. Blandford, J. Vanderdonckt, and P.D. Gray, eds. Proceedings of people and computers XV: joint proceedings of HCI 2001 and IHM 2001. Berlin: Springer-Verlag, 171–192.
  • Nielsen, J. (1993). Usability Engineering. New York: AP Professional.

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